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La patience et la rage
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Les voisins

Les voisins

Les voisins

« Tous les vieux types publiés dans cette sale revue [Les cahiers de Tinbad] ont des noms de voisins ! D'aigris voisins d'enfance en charentaises et pantalons marrons ! Monsieur Durançon, Monsieur Sicard, Monsieur Rondepierre, etc. On entend parfaitement les lamentations terrorisées de ces mignons enfants jouant à la balle dans leur jardin : « Oh non, le ballon est encore passé par dessus la haie, il doit être tombé chez Monsieur Durançon... » »

Adieu #1, "La revue des revues", page 75

 

*

 

Les écrivains sont devenus des voisins. Ils en ont les noms mais aussi le physique, même lorsqu'ils essaient de donner le change. Plus ils jouent les artistes, les intellos, les voyageurs, les flâneurs, les séducteurs, etc., plus ils ont des têtes à habiter dans l'appartement d'à côté. D'ailleurs, le plus célèbre écrivain actuel, Michel Houellebecq n'est-il pas d'abord le plus célèbre des anciens voisins ?...

Ce n'est pas grave, évidemment, de n'être qu'un voisin, un brave type à qui on dit bonjour-bonsoir et à qui on file un coup de main pour des travaux dans sa cuisine le week-end. Il y a assez de cons et de salauds sur terre, on n'aura jamais assez de brave gens pour redonner foi en l'espèce humaine. Mais le drame, d'un point de vue littéraire, commence lorsqu'on veut ignorer qu'on est fait pour la banalité et qu'on se prend au contraire pour un "auteur". Je ne connais rien de plus agaçant et de plus pénible que la demi-littérature faite par des gens dont on sent que ce ne devrait pas être le métier. Ils n'offrent que de l'ersatz qui corrompt le goût et empêche d'apprécier les vrais bons écrivains. En fait, je ne comprends pas cette passion si française pour les "auteurs". Je constate en revanche qu'on aurait bien besoin d'un moment de vérité à leur sujet...  

 

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Passant récemment dans une "grande" librairie parisienne, j'ai failli pouffer de rire en voyant ces grandes photos d'"écrivains" encadrés au mur, qui impressionnent tant les demi-cultivés en quête de "vraie" littérature. Voir les tronches grand format de Jean Echenoz, Annie Ernaux ou Patrick Modiano en noir et blanc "artistique", qui essaient de prendre une pose "naturelle" pour jouer les écrivains "simples" mais "inspirés" a tout de même de quoi réjouir l'amateur de burlesque ! (Je m'excuse de la multiplication des guillemets mais on ne peut malheureusement pas en utiliser moins, s'agissant de tous ces tristes mais comiques personnages.) La palme du ridicule revenant à Emmanuel Carrère, avec sa tête de clown raté : un visage exagérément plissé par les rides, tous les traits tombants comme un vieux chapeau fatigué, les yeux presque en larme, comme pour implorer d'avance la pitié de son lecteur !

Pour plaire au public "cultivé", ces "auteurs" sont obligés de jouer à la fois la proximité avec le public ("je suis comme vous, je m'assois sur les bancs parisiens, j'ai des émotions, je ris, je pleure, j'achète mon pain à la boulangerie") et la distance ("je vis dans les mots, pour moi c'est ça ma vie, je suis inspiré, je voyage, j'écris des choses essentielles et profondes, pas banales du tout"). Mais en les voyant et en les lisant, on s'aperçoit que ce sont juste des voisins d'immeubles qui se prennent pour des écrivains ! On pourrait les croiser à la réunion du syndic de copropriété ou en train de sortir leurs poubelles. Ils seraient dans leur élément. Pas étonnant que leurs livres, quoi qu'ils puissent raconter, sentent la rue avant le passage des éboueurs, les fins de marchés avec les trottoirs jonchés de vieilles pommes, les promenades digestives au parc, les dimanche après-midi déprimant à atteindre le lundi matin. Evidemment, certains arriveront quand même, grâce à leurs livres, à s'acheter une maison dans le Luberon ou sur l'île de Ré, et ne seront donc plus des voisins d'immeubles, ce qui est déjà bien pour eux comme pour nous. Mais leurs livres continueront toujours à sentir cette odeur fade du voisinage. Ils pourront tant qu'ils voudront nous vendre de l'exotisme, on aura toujours le sentiment en les lisant que c'est l'heure d'emmener le chien pisser au square, ou d'aller payer ses impôts.

 

*

 

Car les lire est à peu près aussi festif qu'une "fête" du voisinage, où l'on a tant de "plaisir" à grignoter des tartines de tarama, des chips et des fraises Tagada. Et encore, il y a du sucre dans les fraises Tagada, alors que chez les écrivains-voisins, il n'y a plus rien, ni gras, ni sucre, ni vitamines. C'est de la littérature 0%. Mais pas bio du tout ! De la même façon que certaines conversations avec des voisins d'immeuble ne sont pas supportables plus de deux minutes, leurs livres tombent des mains au bout de deux pages. Parce qu'ils veulent imiter le vrai style parlé mais ne parviennent qu'à faire un insipide bavardage même pas digne des conversations parfois plaisantes et bon enfant qu'on peut avoir entre gens du quartier. Ils ne comprennent pas la nécessité en littérature de transposer. Ils croient qu'il suffit de paresseusement retranscrire texto ce que les gens disent. Leur style parlé est affreux, leur naturalisme laid à faire peur, leurs techniques d'imitations laborieuses au possible.

En fait, leurs livres sont sans intérêt pour la simple et bonne raison qu'ils sont mal écrits ! N'allons pas chercher des raisons stylistiques trop subtiles !

Tout part de là, et ensuite, cela peut être raté pour toutes sortes de raisons. 

- Je lis le début de Trois femmes puissantes de Marie NDiaye et je comprends tout de suite ce qu'elle a voulu faire : des phrases. Oh ça, pour en faire, elle a voulu en faire des phrases ! Avec le maximum d'adjectifs et de subordonnées, parce que c'est "littéraire". Le lecteur de bonne volonté, qui "sait" grâce au Magazine littéraire que Marie Ndiaye c'est de la vraie littérature (la preuve, elle est passée de Minuit à Gallimard !) va ouvrir le livre, voir que chaque paragraphe ne se compose que d'une phrase interminable, au rythme assommant et bancal. Ce lecteur va vite attraper un gros mal de tête mais comme il en veut pour son argent, il va avaler un ou deux Dolipranes, reprendre sa lecture, parce que la grande littérature, ça vaut bien qu'on se donne du mal, non ? L'écrivain a souffert en écrivant : pourquoi aurait-on du plaisir en lisant ? Marie NDiaye, ce n'est pas du Marc Lévy tout de même ! On se fait chier en la lisant, d'accord, mais c'est de l'ennui intelligent !

- Quelqu'un comme Laurent Gaudé ne peut rien écrire de naturel. Chaque dialogue, chaque description, chaque expression ne sont faits que de clichés. Il est tout simplement incapable de nous montrer autre chose que des cartes postales. En Sicile, les oliviers poussent en bord de mer, le paysage aride est écrasé par la chaleur et les hommes du village, virils et durs, disent "va fanculo" à tout propos (Le soleil des Scorta). Dans Ouragan, la Nouvelle-Orléans est humide, ensorcelante, en proie aux inondations et une vieille Noire centenaire y maudit tous ces sales "cul-blancs". Gaudé est totalement incapable de se mettre dans la peau de ses personnages, alors qu'il s'acharne à les faire parler en première personne, ce qui est d'autant plus ridicule. On dirait que tout cela est joué par un acteur qui récite son texte. Ses personnages ressemblent en fait à des héros de téléfilms France 2 et la narration de Gaudé rappelle le style faussement dramatique et vraiment monocorde de la voix-off d'Envoyé spécial ! Aucune émotion ne passe car on ne peut jamais y croire une seule seconde.

- Des gens comme François Bégaudeau ou Eric Chevillard ne peuvent guère parler que de leur nombril. Ils auraient pu passer l'après-midi à se branler, au lieu de cela, ils font des textes. Le résultat est à peu près aussi intéressant (non, ils auraient eu plus de plaisir à se branler, et nous aussi !). Leur immonde petite littérature psychologisante ne peut pas dépasser l'expression des tièdes petits sentiments, du tiède petit humour et de la tiède petite mélancolie de l'adolescent de trente ou quarante ans, vagument ironique sur la vie et qui s'imagine que c'est ça, avoir de l'esprit. 

- Quand ils veulent faire lyrique, ils font boursouflé, creux. David Foenkinos ne peut pas faire une métaphore correcte, ni un vers musical, ni dire quoi que ce soit d'un peu intéressant.

Ils ne savent même pas (et tout part de là) mettre les virgules au bon endroit ! Leurs phrases ne sont qu'une accumulation de propositions jetées pêle-mêle pour donner un style "épique", "spontané", "vécu". Mais tout grince chez eux, tout est laborieux et sonne lamentablement faux. De ce point de vue, Angot est une caricature plus qu'un cas isolé. Elle fait en trois fois pire ce que les autres font de mauvais. Mais en la lisant, on retrouve en fait tous les défauts des autres réunis.

- Chez Yasmina Reza, tous les noms de personnages sont laids. Tout simplement ! J'ignore si elle a fait exprès, mais dans Heureux les heureux (est-ce qu'on peut trouver un titre plus bête et plus plat ?), les héros s'appellent Robert Barnèche ou Rémy Grobe (!). L'auteure (auteuresse ?) a utilisé ces noms comme titres de chapitres, c'est dire si elle en est fière ! Moi, j'arrive dans un immeuble où tous les gens s'appellent Barnèche ou Grobe, je déménage aussi sec !

- On dirait que tous les bons titres de la littérature ont déjà été pris et qu'à présent, il n'y a plus que les mauvais, comme dans une cave où l'on aurait déjà bu tous les millésimes et où il ne resterait que de la piquette ! La laideur des titres, leur insignifiance, l'ennui profond qu'ils annoncent dès la couverture, est absolument remarquable ! Qu'est-ce qui peut sonner plus mal que La vérité sur l'affaire Harry Québert ? Peut-être le nom de son auteur : Joël Dicker. Et pourquoi pas Dick Rivers ! Ces sonorités en "ère" écorchent l'oreille... (comme tout ce qui sonne "ER", mais c'est un autre sujet !)

- On a aussi cette détestable mode des titres avec verbes à l'infinitif : Réparer les vivants ! Dans ce livre, Maylis de Kerangal (autre nom à coucher dehors !) parvient à être aussi assommante sur la forme qu'écoeurante sur le fond.

Quand j'étais enfant, un de nos voisins d'immeuble avait sauté par la fenêtre. Je l'avais appris à l'heure de partir à l'école. J'avais essayé d'imaginer ce que ça pouvait faire de voir ce corps passer devant sa fenêtre et s'écraser par terre. Comment s'était-il brisé ? Est-ce qu'il y avait beaucoup de sang et de cervelle répandu dans la cour ? Comment est-ce que la concierge avait fait pour nettoyer tout cela avec sa serpillère ? Mais j'ai compris ensuite que c'était une curiosité puérile de gamin qui veut faire son bonhomme en se confrontant aux sales réalités de la vie. Seulement, le lectorat de Maylis de Kerangal a cette fascination pour les corps mutilés, comme notre époque a une fascination idôlatre pour le Corps, le Corps, ce nouveau veau d'or qu'on veut disséquer comme auparavant, la psychologie littéraire disséquait les âmes. Mais je suppose qu'un chirurgien, une infirmière de guerre, un soldat, tous les gens qui côtoient la mort au quotidien n'ont pas cette attirance malsaine pour les cadavres ou les moribonds, car ils savent ce que c'est réellement de voir un homme qui meurt. Alors que notre littérature du Corps fantasme et délire autour de cela, comme elle fantasme autour des progrès (en effet spectaculaires) de la médecine qui, mieux que jamais, sait réparer les vivants. Mais pendant ce temps, nos écrivains parisiens s'acharnent à détraquer la littérature ! Et cette littérature du corps n'a aucune chair. Elle se complait dans le dégueulasse et prétend trouver de la beauté dans la dissection des corps. Mais c'est sans esprit et c'est mal écrit ; et pire que mal écrit : faussement bien écrit. Or, rien n'est pire que de vouloir faire littéraire, surtout pour faire du mélodrame.

- En fait, moins ils font de la littérature, plus ils réfléchissent dessus. Les auteurs ineptes se font théoriciens de l'écriture. L'expression à la mode pour les aspirants auteurs est de dire : "en ce moment, je suis dans un travail d'écriture". Ils n'osent pas dire qu'ils veulent faire un roman ou une nouvelle, mais le problème est en effet cette vogue de "l'écriture", qui en pratique est synonyme de non-littérature. Comme un mauvais peintre qui barbouille de la peinture, eux ils écrivent de l'"écriture" mais ils n'ont rien à dire. Donc il ne leur reste que le fétichisme des mots, ces mots qu'ils gaspillent en pure perte. Ils se regardent écrire mais de cette distanciation ironique, ils ne tirent rien de très amusant, juste le plaisir narcissique de dire : "regardez, je vous montre que je fais de la littérature". Certes, mais la distanciation sans drôlerie peut vite devenir fatigante, comme ces gens qui vous parlent de leur vie pendant des heures, persuadés qu'ils ont un droit naturel d'exposer leur vie, comme si c'était intéressant du seul fait qu'ils le racontent. 

Au total, la platitude, le prosaïsme, la tristesse de toute cette semi-littérature provoque le dégoût, car ils dégoûtent de la vraie littérature en se faisant passer pour elle. Si la littérature n'était que cela, il vaudrait en effet mieux qu'elle n'existe pas ! 

 

*

 

Un écrivain médiocre a souvent un rapport assez mal assumé et frustré aux vrais grands écrivains. S'ils essaient de se comparer à lui, ils se ridiculisent ; s'ils jouent l'humilité, ils se rabaissent. Par exemple, ils sont nombreux à courir après le Uysse de Joyce, mais ils ne parviennent jamais à rendre la vie homérique, juste à faire de l'odyssée pour concierges ! Ils ne font que singer le style du "courant de conscience", mais il faut la voir cette conscience dont ils déversent le flot à longueurs de pages : tellement pauvre, tellement plate, tellement ennuyeuse ! Le stream of consciousness est devenu le nouveau standard bas de gamme, le procédé usé jusqu'à la corde de ceux qui croient qu'en écrivant automatiquement tout ce qu'ils ont dans la tête, ils seront spontanément géniaux, alors qu'ils ne font qu'ouvrir un robinet d'eau tiède qui va finir par provoquer inondations, moisissures et dégâts sur le palier de leur petite littérature sinistrée ! 

Surtout, ils prennent tous modèle sur Simenon, parce qu'ils croient qu'il écrit de façon "simple" et "ordinaire" et qu'il va donc être facile de l'imiter (alors que faire du Proust ou du Chateaubriand, ils voient tout de suite que c'est pas gagné !). La question est alors : pourquoi n'y arrivent-ils pas du tout ? Jean-Philippe Toussaint, Laurent Gaudé, Patrick Modiano, tous ont rêvé de montrer directement la vie comme Simenon l'a fait. Mais ils n'arrivent qu'à dire des banalités, avec une écriture plate et des tournures sans imagination. Leurs techniques d'écritures sont si faibles, tout chez eux pue le procédé. Alors que chez Simenon, les procédés sont devenus invisibles et c'est pourquoi il est si difficile de comprendre comment il fait pour si bien nous montrer la vie. Ceux qui essaient de l'imiter, croyant que ce sera facile, s'y cassent systématiquement les dents !

C'est que Simenon connaissait mieux que personne cette laideur qu'ils voudraient tant décrire dans leur style si laid. Il la connaissait car il l'avait éprouvée de près dans son enfance, dans la pension familiale et dans son milieu : il avait tout de suite vu que la laideur est de vouloir paraître. Se faire passer pour une famille petite-bourgeoise quand on est une famille pauvre, avec des tapis et des tableaux qui transpirent le mauvais goût et la vulgarité. C'est pourquoi il a tellement su décrire la banalité de la vie et la saleté intérieur des hommes. Mais Simenon déborde de partout les misérables clichés auxquels on le réduit (la grisaille, la brume, la pluie). Il les a tous bien bernés à faire croire qu'il ne faisait que montrer les choses comme elles sont, juste en racontant au fil de la plume ; alors qu'en réalité, il compose ses romans comme Racine tragédies, si parfaitement que cela ne se voit pas. Mais les fétichistes de la littérature ne vont s'intéresser qu'à ses rituels, comme si tailler une dizaine de crayons et préparer des enveloppes faisait de vous un écrivain. Oh, Simenon a eu bien raison de raconter plaisamment cela aux journalistes, pour qu'on lui fiche la paix ! Il savait très bien se mettre en scène, en brave type rassurant, ordinaire, un peu maniaque, ce qui était la meilleure façon d'égarer les curieux. Simenon ? Un brave type qui a une collection de trois cents pipes, au moins ! Mais en recevant les journalistes dans sa gigantesque maison à la Citizen Kane, et en ne leur présentant que l'aspect le plus superficiel de sa vie, il assurait sa tranquillité. 

Si Céline écoutait les bagatelles de Beethoven, Simenon disait s'inspirer des sonates de Bach. Mais qui s'en préoccupe ? Les sous-simenoniens n'ont tout simplement aucune oreille. Et la plupart des lecteurs, quand ils lisent, essaient juste de voir de quoi ça parle et de savoir ce qui va arriver aux personnages. Ils essaient d'imaginer dans leur tête la scène que l'auteur leur décrit, mais ils ne prêtent pas attention au texte qu'ils sont sous les yeux. Ils n'essaient pas de comprendre comment fait l'auteur. Alors qu'il faudrait lire aussi et d'abord avec les oreilles ! Test redoutable ! Peu passeraient le test du gueuloir de Flaubert ! Et à peine celui du murmuroir de Modiano... Modiano qui est peut-être le meilleur des médiocres, car il sait écrire, incontestablement : son style soporifique est tout de même un style. Ses livres n'ont aucune vie mais on n'y entend tout de même pas de fausses notes. On n'est surpris ni en bien ni en mal par le style car il est exactement ce à quoi on s'attend. Il ne tente rien et il n'a rien. Ce qui n'est déjà pas mal. Alors que nos "voisins" tentent trop et trébuchent à chaque phrase. Il n'y a guère de fausse note non plus chez Jean-Philippe Toussaint, soyons justes, mais c'est que son clavier est tellement bien tempéré qu'il devient monotone. Si Céline écoutait les bagatelles de Beethoven, Simenon disait lui s'inspirer des sonates de Bach. Mais qui s'en préoccupe ? Les sous-simenoniens n'ont tout simplement aucune oreille. Il peut arriver tout ce qu'on veut aux personnages, s'il ne se passe rien de littéraire dans le livre (avec un peu d'habitude cela peut se voir et s'entendre au bout de deux pages), il n'est qu'un gâchis de papier. 

La perfection que peut parfois atteindre Simenon tient à sa maîtrise du rythme des phrases. Chez lui, tout est en place, il n'y a aucune erreur de rythme. Son travail consiste, comme il l'a souvent dit, à enlever la littérature. C'est-à-dire techniquement les expressions toutes faites, les métaphores, les figures de style et les mots abstraits. Donc tout ce que les demi-littéraires prennent pour de la littérature, et tout ce que les "philosophes" voudraient y trouver. En cela, Simenon est un vrai héritier de Joyce (Comme il le dit dans un de ses volumes des dictées, Les petites gens, si sa mère avait lu Joyce, elle lui aurait dit : "Tu copies, George"). Il n'a pas du tout le style de Joyce, ni de Proust, au contraire, mais il a gardé d'eux la capacité à donner l'illusion de la vie dans sa continuité. Et c'est pourquoi, grâce à cette non-écriture extrêmement sentie, il a pu tout éprouver et tout raconter : les drames des petites gens qui cherchent un impossible bonheur (La porte), les haines de couple (Le chat), la folie furieuse ordinaire (Maigret hésite), le chemin de croix du cocu (Le fils Cardinaud), la froideur calculatrice des filles du peuple (La Marie du port), la vilénie des banlieusards (Les fiançailles de M. Hire), le dégoût pour une vie confortable et sans amour (La fuite de Monsieur Monde), le meurtre par amour fou (Lettre à mon juge), la tristesse d'être vieux (Maigret et les vieillards), les trop brèves extases de la sexualité (Les complices), le ridicule des voyages (Long cours)... 

Simenon prend des personnages apparemment banals, des anonymes aussi peu romanesques que possible et il parvient à en faire des personnages de romans en révélant ce qui peut se cacher dans le coeur de l'homme le plus ordinaire : une tragédie qui attend d'éclater. Son but est de nous émouvoir avec des individus assez anonymes pour toucher quiconque et assez palpitants de vie pour que nous y reconnaissions nos propres sentiments, mais amplifiés par des circonstances exceptionnels. Un héros de Simenon, c'est moi le jour où ma vie devient la plus intense dans la proximité de la mort. Le but de l'écrivain n'était donc pas du tout d'accomplir la "mort du personnage" ni "l'effacement du sujet", uniquement de dépouiller le "sujet" (si l'on veut) de ses parures superficielles, mondaines, sociales et familiales. 

Or, nos écrivains-voisins font un mélange dégoûtant de Simenon et de nouveau roman, croyant qu'il y a une continuité entre les deux, alors que Simenon avait déjà fait le nouveau roman avant les "nouveaux romanciers" et mieux qu'eux, évidemment. Ses romans sont des anti-nouveaux romans parce que ce sont de vrais romans ! Lui aurait vraiment pu écrire un roman qui s'appelle "Les voisins", parce que quand il décrit un intérieur d'immeuble parisien avec le tapis rouge de l'escalier tenu à chaque marche par une barre en laiton, il sait tout dire sans un mot de trop et sans une fausse note. Il sait retranscrire la mélodie intérieure, souvent torturée, de ses personnages, et il nous fait sentir à chaque livre que la petitesse de la vie à laquelle les gens se résignent est pourtant saturée de désirs, de violences et de forces cosmiques qui vont finir par les briser ; que le moindre palier où se noue un drame sordide est une partie d'un univers que ne voient plus, ou ne veulent plus voir, les petites gens, alors qu'ils sont déjà sur le point d'atteindre au point culminant de leur existence, le sommet de leur vie qui sera ce moment où ils seront irrémédiablement brisés.

 

*

 

Qui ne s'est pas laissé prendre à cette illusion de banalité ? Combien ont cru qu'il était en soi moderne d'être banal, terne, médiocre, anti-littéraire ? Simenon aurait pu servir au contraire de modèle à tous ceux qui veulent explorer le mystère et l'incertitude profonde des êtres, mais la plupart de ses imitateurs ont confondu l'émotion et le pathos : soit ils veulent émouvoir à tout prix et ils donnent dans les gros effets (Foenkinos), soit ils essaient la sobriété mais ils deviennent mous (Jean-Philippe Toussaint et toute cette littérature soporifique, bien plus souvent déprimante que mélancolique). Cela prouve qu'ils n'ont pas compris Simenon, parce qu'ils ont cru qu'avec lui, on pouvait faire l'économie de la littérature, alors qu'il demandait au contraire qu'on se passe des effets littéraires, ce qui exactement l'inverse. Ils n'ont pas pu être sobres et directement émouvants, ils n'ont été que plats. Renoncer à la "littérature" était pour eux un remède fatal.

Faire des livres sans avoir à faire de la littérature, le rêve ! Mieux que la mort de l'auteur : la fin de l'effort pour écrire et, en tant que lecteur, pour comprendre ce qu'a voulu faire l'écrivain ! Je ne doute pas du tout de l'exactitude des informations rapportées par Assouline dans sa biographie de Simenon, et je n'irai en effet pas défendre l'individu Simenon. Mais en lisant les chapitres de ce gros volume, on finit immanquablement par se dire qu'il manque quelque chose : les livres ! Quelqu'un qui ne connaîtrait pas Simenon pourrait croire, après avoir refermé le livre, qu'il a juste lu la vie un peu exceptionnelle d'un Belge d'origine modeste, qui a gagné beaucoup d'argent grâce à ses livres, a fait la bombe à Montparnasse, n'a pas eu une attitude très courageuse sous l'occupation, puis est parti aux Etats-Unis et a mené la belle vie, avant de finir comme un petit vieux dans un immeuble en Suisse.

Oui, en un sens, l'homme Simenon est mis à nu, mais c'est se laisser prendre au procédé de l'auteur que d'ignorer presque complètement son oeuvre. On croirait que celle-ci est parfaitement secondaire dans son existence. Le plus écoeurant n'est pas dans les anecdotes peu glorieuses sur l'égoïsme de Simenon pendant la guerre ni sur le suicide de sa fille. Non, Assouline provoque le dégoût par cette incapacité à parler du métier de l'écrivain, ce qui était tout de même le meilleur de la vie de Simenon. En faisant l'impasse sur la seule chose de lui qui mérite vraiment de passer à la postérité, Assouline le réduit à un personnage médiocre, pénible, presque repoussant. Quelle joie, évidemment, de révéler que le grand auteur, sur le dos duquel on vit depuis des années, était un pauvre type ! Quel manque de justice et d'équité, quel mauvais roman, quel horrible pastiche ! "On ne tue pas les pauvres types", mais on assassine les écrivains, sans remords, et avec la conscience du travail bien fait. Ce manque de compassion est consternant, mais il est bien caractéristique d'un monde littéraire qui surjoue l'affect pour cacher son indifférence envers la littérature. 

Simenon pour sa part débordait de compassion, tout son art je crois vient de là. Il pouvait sentir les hommes, même (et surtout ?) ceux qu'on ne peut habituellement pas "sentir". Il a cherché en chaque homme un sauvage qui sommeille, et il a cru qu'on pouvait mettre l'homme à nu, en lui arrachant ses oripeaux de civilisé. J'ignore si vraiment l'homme est le même partout, sous toutes les latitudes, mais je comprends que Simenon ait cru cela, depuis qu'il avait assisté aux interrogatoires de la police judiciaire, lors desquels le suspect se retrouvait parfois nu, debout face au bureau du commissaire Guillaume.

Et je comprends qu'en découvrant la machine judiciaire, il ait trouvé horrible de juger un homme. A vrai dire, je ne crois pas qu'il soit possible, comme il voulait le faire, de renoncer à juger les hommes et de les comprendre entièrement, mais on ne peut pas reprocher à un écrivain de faire son métier, qui est de se mettre à la place de tous les hommes, de laisser de côté la réprobation morale qu'ils peuvent nous inspirer, pour partager en imagination et sans barrière tous leurs drames et connaître toutes leurs passions (l'appétit sexuel insatiable de l'auteur n'étant peut-être qu'un aspect de son appétit insatiable pour la vie des hommes en général). J'estime, tout compte fait, que renoncer à la morale laisse place à une complaisance irresponsable pour les faiblesses de l'homme et ses aspects les plus monstrueux. Nous ne pouvons pas les accepter complètement dans la réalité et c'est pourquoi nous avons les romans pour nous émouvoir d'eux sans risque. Mais Simenon du moins nous a parlé d'hommes réels à un moment critique de leur vie, pas de personnages superficiels dont l'histoire, si dramatique soit-elle, ne peut qu'indifférer le lecteur un peu exigeant.

Or, nos écrivains-voisins font un mélange dégoûtant de Simenon et de nouveau roman, croyant que ce sont deux choses semblables, alors que Simenon avait déjà fait le nouveau roman avant les "nouveaux romanciers". Mieux : ses romans sont des anti-nouveaux romans parce que ce sont de vrais romans ! Lui aurait vraiment pu écrire un roman qui s'appelle "Les voisins", parce que quand il décrit un intérieur d'immeuble parisien avec le tapis rouge de l'escalier tenu à chaque marche par une barre en laiton, il sait tout dire sans un mot de trop et sans une fausse note. Il sait retranscrire la mélodie intérieure, souvent torturée, de ses personnages, et il nous fait sentir à chaque livre que la petitesse de la vie à laquelle les gens se résignent est pourtant saturée de désirs, de violences et de forces cosmiques qui vont finir par les briser ; que le moindre palier où se noue un drame sordide est une partie d'un univers que ne voient plus, ou ne veulent plus voir, les petites gens, alors qu'ils sont déjà sur le point d'atteindre au point culminant de leur existence, le sommet de leur vie qui sera aussi celui où ils seront irrémédiablement brisés.